[
www.lequipe.fr]
La nouvelle vie de Gabriel Lacroix, ancien joueur de La Rochelle
Gabriel Lacroix compte une sélection avec l'équipe de France. (A. Réau /L'Équipe)
Officiellement retiré des terrains depuis un mois après avoir tenté pendant trois années de se remettre d'une vilaine blessure au genou droit, l'ex-international Gabriel Lacroix se cherche, à seulement 27 ans, un nouvel horizon.
Yann Sternis
31 mars 2021 à 00h00
S'il n'y avait cette fleur noire tatouée sur le dos de sa main droite, il pourrait passer pour un employé de bureau modèle. Chemise à carreaux verts et blancs, cheveux longs soigneusement peignés, Gabriel Lacroix a, l'air de rien, commencé à écrire un nouveau chapitre de son existence. Deux semaines après avoir annoncé la fin de sa carrière sportive, voilà l'ancien ailier vedette devenu stagiaire dans les bureaux du Stade Rochelais, adossés à son ancien terrain de jeu, le stade Marcel-Deflandre. « J'en avais marre de ne rien faire, je voulais travailler, connaître le milieu de l'entreprise, parce qu'au final, jusqu'ici, je n'ai fait que du rugby », lâche-t-il humblement, à l'ombre de la tribune Jackson.
Gabriel Lacroix l'avoue sans honte, il se sent un peu perdu et effrayé. Devant lui, un horizon vierge et vertigineux. Dans son dos, une carrière de joueur « courte et intense ». Et une blessure au genou droit qu'il a désespérément combattue pendant trois ans. « Mais je me sens mieux depuis que j'ai mis un terme à ma carrière, souligne-t-il. J'ai l'impression de m'être délesté d'un poids en l'annonçant. J'étais toujours sous contrat avec le club, rattaché à mon statut de rugbyman. Ça m'empêchait de basculer sur un projet de reconversion. Psychologiquement, je n'y arrivais pas. C'est con, parce que j'avais du temps. Alors, même si je savais depuis un moment que le "matériel" était fini, je peux vraiment tourner la page. »
Recruté à l'intersaison en provenance d'Albi (Pro D2), l'ailier Gabriel Lacroix dispute son premier match de Top 14 avec La Rochelle. Une rencontre perdue à domicile contre Clermont (6-44), le 22 août 2015. (A. Réau /L'Équipe)
Pour mieux mesurer les épreuves que Lacroix a traversées, il faut d'abord rembobiner le fil de sa carrière. Début 2018, le Gersois de 24 ans, passé par Auch et Albi, est une valeur sûre du Top 14 et montante de l'équipe de France. Avec le Stade Rochelais, l'ailier, explosif et efficace, enchaîne les performances et les essais. À l'échelon international, il vient d'inscrire un doublé avec l'équipe de France B contre la Nouvelle-Zélande B, puis de marquer un autre essai pour sa première et seule cape avec les Bleus contre le Japon.
Ces belles promesses vont, comme son genou droit, se fracasser le 13 janvier à Belfast sur la pelouse du Ravenhill Stadium, lors d'un match de Coupe d'Europe contre l'Ulster.
De ce maudit après-midi d'hiver, Lacroix se souvient un peu d'un « temps pourri » et beaucoup d'une blessure aux contours anodins. « Je me fais ça tout seul, après un saut où je décolle de 20 cm, la hauteur d'une marche, se remémore-t-il. C'est ridicule, des sauts comme ça, j'en ai fait des milliers. Je n'ai pas d'explication à cette blessure, j'ai arrêté d'en chercher. Le staff médical a d'abord pensé que c'était les croisés. Le soir du match, ils me demandaient de poser le pied au sol pour drainer mon genou. Mais j'en étais incapable, le retour en avion a été un calvaire. Les examens ont montré que c'était une fracture avec déplacement du plateau tibial externe. Ce qui veut dire que le haut du tibia s'était décroché. Et toute l'articulation avait pété, le cartilage, le ménisque. C'est une blessure qu'on voit plus chez les accidentés de la route. »
La suite a ressemblé pour l'ancien joueur à un chemin de croix, balisé par trois lourdes opérations et des mois de rééducation, de doutes, de douleurs et d'espoirs déçus. Dix mois après sa blessure, le joueur a ainsi entrevu son retour, allant jusqu'à rejouer avec les Espoirs rochelais. « Il pensait avoir fait plus de rééducation que ce qu'il fallait, mais il n'a pas tenu ce match à cause de la douleur, ça n'allait pas du tout », se rappelle Émeline Roy, la compagne du joueur.
« Moralement, ça a été le yo-yo permanent, confirme Lacroix. Parfois, il y avait un ras-le-bol, les nerfs lâchaient, je courais en serrant les dents et en pleurant en même temps. Quand j'avais la chance de faire une séance de course en extérieur où je me sentais bien, c'était l'euphorie, je pensais enchaîner les entraînements. Et le lendemain, les douleurs revenaient, impossible de repartir sur une séance. »
Quelques mois après cette tentative de retour à la compétition, le joueur repassera sur le billard. « C'est à ce moment que je me suis dit que ce serait dur de revenir, se souvient-il. J'avais de grosses douleurs. On pensait que c'était causé par la plaque et les vis qui avaient été installées lors de la première opération, alors on m'a retiré ce matériel. Mais je savais au fond de moi qu'il y avait autre chose. » Nouvelle séquence de rééducation, nouvel échec... Et une vie de rugbyman de haut niveau qui s'éloigne progressivement. « J'étais au centre d'entraînement tous les jours, avec Lylian (Barthuel), le kiné, qui ne m'a pas lâché, comme les médecins, ressasse-t-il. J'ai tout essayé, jusqu'au bout. Au début, vis-à-vis du groupe pro, c'était compliqué. À la fin, je les regardais en ayant l'impression de ne jamais avoir été avec eux. Je venais, je faisais des soins, j'essayais de courir, je refaisais des soins, je repartais. Et pareil le lendemain. Je regardais le terrain à travers les vitres. »
Lors d'un déplacement à Bayonne, le 23 décembre 2016, Gabriel Lacroix marque les esprits en inscrivant quatre essais en onze minutes, ce qui lui permet de prendre la tête des marqueurs du Top 14. (R. Perrocheau /L'Équipe)
Une troisième opération, subie l'an dernier, a eu de faux airs de dernière chance. « Les médecins m'avaient bien fait comprendre qu'il s'agissait plus d'une intervention de confort, avance Lacroix. Mon ancienne fracture était toujours en souffrance, ça s'était mal solidifié, j'avais encore des problèmes de ménisque externe, de cartilage. La morphologie de ma jambe avait bougé parce que mon plateau tibial s'était affaissé. On m'a fait une ostéotomie de varisation. En fait, on m'a coupé le tibia pour essayer de me remettre la jambe dans l'axe. Mais les médecins ont réussi à ne pas déconner, je ne suis pas comme ce personnage du film les Sous-Doués (comédie de Claude Zidi, datant de 1980), avec une jambe plus courte que l'autre », finit-il par plaisanter.
Derrière cette légèreté de façade, se cache pourtant une réalité plus angoissante. « Je pense que ces opérations étaient les moments les plus durs pour lui, estime sa compagne. C'est un phobique de l'hôpital, des anesthésies. Il ne me le disait pas, mais je voyais bien qu'à chaque fois qu'il devait repasser sur la table, c'était difficile pour lui. La dernière opération, la plus grosse, il n'en voulait pas. J'ai poussé pour qu'il la fasse, parce qu'il ne s'agissait plus de jouer ou non au rugby, mais de sa vie de tous les jours. »
« Son combat, au-delà du rugby, c'était de pouvoir vivre normalement, ne pas souffrir après avoir marché trente minutes », confirme son ami et ex-coéquipier Pierre Aguillon. Las, les douleurs de Gabriel Lacroix ne l'ont pas quitté. « Elles sont de deux sortes, pose-t-il calmement. Il y a celles arrivant de manière aléatoire, comme des petits coups de couteau sur l'extérieur du genou, après avoir fait un geste banal avec ma jambe. Et il y a celles, plus lancinantes, qui interviennent après avoir produit un effort physique. Par exemple, ce week-end, je suis allé courir avec un ami. Là, je passe une semaine horrible, j'ai mal dès que je monte l'escalier. C'est chiant, mais j'ai appris à vivre avec la douleur. »
« Il ne se plaint pas, mais il a mal tout le temps, ajoute Émeline Roy. Il ne se fait pas du bien non plus. Tous les matins, il se lève à 6 h 30 et fait deux heures de sport dans le garage, parfois à en vomir. Courir lui a été déconseillé, mais il y va toutes les deux semaines, quitte à avoir mal pendant six jours. » « Je suis accro au sport, reconnaît l'ancien joueur, je n'arrive pas à décrocher. J'ai besoin de cette dépense énergétique. Il va falloir que je ralentisse, que je travaille sur moi-même. »
Le jeune homme estime toutefois avoir encaissé sans trop de dégâts le deuil de sa carrière de joueur. Il concède juste avoir connu des moments où il « galérait à dormir ». Il a également été poussé à consulter une psychologue. « Mais j'ai rapidement arrêté, je n'ai pas accroché, évacue-t-il. J'avais surtout la chance d'être épaulé par ma compagne, ma belle-famille, mes amis proches, ce sont eux qui m'ont remonté le moral, ils ont joué un rôle important pendant ces trois années. Et puis, il y a eu la naissance de mon fils (en 2019), l'événement le plus important de mes trois dernières années, et de loin. Ça m'a permis de relativiser, de ne pas sombrer. Ça m'a aussi aidé à bien occuper mes journées, à penser à autre chose, j'ai joué mon rôle de père à 100 %, je m'épanouis complètement là-dedans. »
Retenu par Guy Novès, Gabriel Lacroix dispute son premier et unique match international officiel face au Japon (23-23, le 26 novembre 2017) et marque un essai durant la partie. (A. Mounic /L'Équipe)
Quant à ses inquiétudes, Lacroix les a principalement gardées pour lui. « C'est quelqu'un qui s'exprime peu, il est dur au mal », souligne Arnaud, son ami d'enfance, qui habite également à La Rochelle. « Gaby a perdu son papa quand il était tout petit, on n'en parle jamais, mais je pense que ça lui a forgé un énorme caractère, éclaire la compagne de l'ex-ailier. À côté de ça, plus grand-chose ne peut être grave pour lui. Je ne l'ai jamais vu dans une détresse absolue vis-à-vis du rugby. Il ne me parle de ses doutes que si je lui pose des questions. Des fois, pour que ça sorte, j'appuyais là où ça faisait mal, je lui demandais : "Ça ne te fait pas chier de ne plus jamais jouer, ou de regarder un match que disputent tes copains ? " Mais en trois ans, il n'a dû évoquer le sujet que quatre fois avec moi. »
En ville, les questions récurrentes sur l'état de son genou l'ont usé et poussé à partir avec femme et enfant à Albi, dans sa belle-famille, l'an dernier. « À La Rochelle, il y avait beaucoup d'attente autour de lui, précise Aguillon. Même moi, j'ai pu mesurer ce qu'il vivait, ça m'arrivait de me retrouver à la boulangerie avec des gens qui me demandaient comment il allait. Ça part d'un bon sentiment, mais c'était pesant. »
Revenu à La Rochelle, où il compte rester vivre, le Gersois a fini par officialiser la fin de sa carrière, « pour que tout le monde soit au courant ». Son annonce a suscité une énorme vague de sympathie que le joueur et sa tribu ont savourée. Mais aussi des propositions de travail bienvenues. Car la reconversion de l'ancien rugbyman occupe ses pensées. Lui regrette d'avoir « délaissé les études » lorsqu'il était en centre de formation, pointe son « inconscience » de jeunesse. Et se dit ouvert à tout. « Dans l'idéal, j'aimerais retrouver un métier avec de l'adrénaline, comme pompier, mais je ne sais pas si ça sera possible avec mon genou », note-t-il.
« Ces derniers mois, il passait la journée sur Google à étudier les formations, en rigole Émeline Roy. Il est passé par tous les métiers possibles : dans le bâtiment, coiffeur, boulanger, électricien, plombier. Tous les jours, il change d'avis. Mais je le comprends : il n'a fait que du rugby, pas de stage, de petit boulot, il ne sait pas ce que c'est. En plus, il se met la pression, il a l'impression de prendre la décision la plus importante de sa vie. »
Avant de choisir, Lacroix continue d'observer. Devant Marcel-Deflandre, l'ex-ailier regarde sa montre. Il y a peu de chance que le futur du bouillonnant jeune homme s'inscrive dans un bureau. Mais la pause déjeuner est terminée. « Mon stage reprend », sourit-il. Les premiers jours du reste de sa nouvelle vie n'attendent plus.
11e minute, lors d'un déplacement à l'Ulster en Coupe d'Europe (20-13, le 13 janvier 2018), le Rochelais, à la lutte dans les airs pour récupérer un jeu au pied, se blesse gravement au genou droit. (F. Faugère /L'Équipe)
publié le 31 mars 2021 à 00h00